Projet
Le dimanche 2 janvier 1955 à 9h30, Edith Boissonnas et Jean Paulhan se retrouvent devant la porte de Henri Michaux au 16 rue Séguier dans le 6e. Dans la poche de Paulhan, les étrennes de la nouvelle année : des ampoules de mescaline dosées à 0,1 gramme. Pour Michaux, écrivain et plasticien, ce moment inaugural sera suivi par une série d’autres expériences, menées entre 1955 et 1960, avec différents psychotropes (mescaline, LSD 25 et psilocybine). Michaux était particulièrement clair sur ses positions concernant les drogues : il ne s’agit pas de chercher une quelconque ivresse mais, dans la tradition médicale, de mettre en place une auto-observation. À ce titre, les textes de Michaux sur les drogues possèdent un double statut : à la fois œuvres, publiées dans les espaces propres à la littérature, et documents médicaux, publiés, eux, par et pour les scientifiques. Les expériences de Michaux se situent en effet au cœur de la révolution de la pharmacie psychique qui s’opère, dans les années cinquante, principalement sous la houlette du Professeur Jean Delay, mais aussi des Laboratoires Sandoz. Toutefois, ce qui intéresse Michaux n’est pas le développement (controversé) de médicaments permettant de soigner les maladies de l’âme, mais d’explorer l’intériorité, le corps devenu un nouvel espace à découvrir, sentir et penser. L’exercice de perception que Michaux va ainsi développer se nomme alors cénesthésie, qui peut être définie comme la conscience de l’existence de soi par la perception des sensations internes. C’est à analyser cette écoute du corps par la voie des nerfs, aiguisée par les drogues, que se consacrera ce projet. Il faut souligner ici que l’auto-observation est devenue une composante majeure de la sensibilité contemporaine. La mesure de soi (quantified self, self-tracking), non pas au sens de la vie morale mais physique, se retrouve aujourd’hui sous la forme d’un suivi quotidien de l’activité corporelle, physiologique, l’attention permanente à l’évolution régulière et continue des paramètres vitaux, que permettent notamment les nouvelles technologies. Enfin, si Michaux collabore étroitement avec des scientifiques, il se défie constamment de l’excès de rationalisation des sciences. Malgré sa distance vis-à-vis de ce que seront les expériences poétiques, plastiques et politiques de la Beat Generation, il compte parmi les auteurs qui, au XXe siècle, cheminent sur la frontière mouvante entre irrationalisme et rationalité. Car son écoute du corps par les drogues est aussi une connaissance par l’imagination, la sensation et l’émotion. |
Portrait d’Henri Michaux par Paul Facchetti en 1950, © Jean-Paul Facchetti-Agosti.
« Carnet courage » des brouillons et manuscrits de la drogue de H. Michaux,
[slnd], © archives Henri Michaux. |
English
This research project, funded by the SNSF (Swiss National Science Foundation), aims to explore Belgian-born poet Henri Michaux’s (1899-1984) self-observation experiments whilst under psychotropic drugs (mescaline, LSD 25, psilocybin). These took place during 1955-1960, often under medical scrutiny, at a crucial moment both in the history of artistic experimentation as well as in the development of psychic pharmacy. Michaux tried to observe his altered self through cenesthopathy or self-listening (defined as the feeling of existence as conveyed by inner bodily sensations), and his subsequent recordings resulted in no less than five books (plus two others on illness), a series of “mescalinian” drawings and a short film. The research project will analyse that material, which can be viewed either through an artistic or a scientific lens, and will determine the ways in which Michaux opened the door to a new kind of literary experience.
Henri Michaux, « Animaux fantastiques », Sandorama, octobre 1962, p. 20.
Deutsch
Das Forschungsprojekt des SNF (Schweizerischen Nationalfonds) zielt darauf ab, die Selbstbeobachtungsexperimente des in Belgien geborenen Dichters Henri Michaux (1899-1984) unter psychotropen Drogen (Meskalin, LSD 25, Psilocybin) zu erforschen. Diese Experimente fanden zwischen den Jahren 1955-1960, oft unter medizinischer Kontrolle, statt – in einem entscheidenden Moment sowohl in der Geschichte des künstlerischen Experimentierens als auch in der Entwicklung der psychischen Pharmazie. Michaux versuchte sein verändertes Selbst durch die Cenesthesia oder das Körper-Wahrnehmung (definiert als das Gefühl der Existenz, das durch innere körperliche Empfindungen vermittelt wird) zu beobachten. Seine nachfolgenden Aufnahmen führten zu nicht weniger als fünf Büchern (und noch zwei andere über Krankheiten) sowie eine Reihe von „Meskalinischen“ Zeichnungen und einen Kurzfilm. Das Forschungsprojekt soll das Material analysieren und zwar sowohl durch eine künstlerische als auch eine wissenschaftliche Perspektive. Auf diese Weise wird bestimmt, wie Michaux den Weg zu einer neuen literarischen Erfahrung geöffnet hat.